29 avril 2017
Pour toutes les sociétés les guerres et les révolutions sont des bouleversements majeurs. Ils provoquent souvent des ruptures irréversibles dans les modes de vie et l’organisation politique. Les historiens parlent souvent de « la fin d’un monde ». La Guerre de 14 /18, la Grande Guerre, a ruiné l’Europe, accru ses divisions, généré le monde communiste et une nouvelle guerre encore plus terrible, celle de 39/45.
Qu’en est-il pour une petite cellule paysanne comme celle de Réotier ? Régine Eymar a étudié méticuleusement les archives et les documents familiaux de cette époque. Son travail a débouché sur des articles et une exposition très appréciée en 2014 lors de la commémoration du centenaire du début de la Grande Guerre. Elle reprend ici son analyse pour nous faire comprendre l’impact de cette guerre sur la société paysanne de Réotier et son économie pastorale.
L’ENTREE EN GUERRE
Le Fournet, premier août 1914.
Quand le tocsin sonne Marie-Madeleine remonte du jardin. Ce matin elle a eu envie de ramasser des feuilles de cassis pour son infusion du soir. Comme elle n’est pas très solide sur ses jambes, sa petite-fille Yvonne(1)* l’a accompagnée. Le tocsin s’arrête au moment où elles arrivent derrière le four. La grand-mère, s’assoie sur le bord du lavoir pour reprendre son souffle, les Bernaudon, les Eymar, les Toscan, les Sylvère(2)* sont groupés autour de la fontaine et regardent vers l’église, inquiets. Elle comprend tout de suite. Aujourd’hui les cloches ne préviennent pas du feu. Elles annoncent la guerre. Son mari après avoir lu le journal le soir, en fait le commentaire pour la famille. Depuis quelques mois les nouvelles ne sont pas bonnes, le pire menace en Europe.
« C’est la guerre qui commence petite, je suis vieille et malade, je n’en verrai pas la fin (3)*. »
Elle réfléchit vite. Son mari ne craint rien, bien trop âgé. Son fils aîné vient de prendre ses 48 ans, il est père de 6 filles, il ne sera pas mobilisé. Ses autres fils par contre sont en âge de partir. Au moins Augustin et Henri. Louis dont la santé est défaillante ne sera sans doute pas mobilisé.
Quand la guerre arrive, les garçons sont en danger et les mères tremblent pour eux. En pensée elle fait le tour du pays, les Carre aux Sagnes : trois garçons ; les Argence : trois ; les Muraille : cinq ; les cousins Domény aux Garniers : cinq. Pauvres gens, une fois les hommes partis comment les femmes, les vieux et les enfants vont-ils se débrouiller ? Les moissons viennent de commencer, il faudra battre, rentrer les regains, les pommes de terre, vendanger, faire le bois. Et les bêtes ?
Elle a repris son souffle, appuyée sur l’épaule d’Yvonne. Elles entrent dans la maison par la porte de derrière. « Allons voir ce que disent les hommes. »
Ce matin son fils et le domestique sont partis au lever du jour pour aller sulfater les vignes. Ils viennent de rentrer.
Les témoignages des instituteurs (4)* nous permettent de savoir comment se sont passées les heures qui ont suivi l’ordre de mobilisation. Mme Cailler, née à St Crépin est institutrice à Réotier. Laissons-lui la parole : « 1er août, 8h du matin, Réotier. Des jeunes gens causent avec mon mari. Ils ne croient pas à la guerre : ça s’arrangera, disent-ils. Et ils vont au travail comme d’habitude. Nous-mêmes, nous avons confiance dans la diplomatie, mais nous sommes fiévreux, inquiets, au moindre bruit du dehors, nous nous mettons aux fenêtres pour savoir ce qui se passe.
Midi. De plus en plus, notre espoir diminue. Le facteur vient de passer. Il distribue des ordres de mobilisation aux territoriaux. 2 heures, gare de st Clément. … On ne peut plus en douter, c’est la guerre ! De tous côtés, des territoriaux qui ont quitté les champs en toute hâte, arrivent pour rejoindre leur poste…
2h30 (AM), St Crépin. La gare de St Crépin où nous descendons est gardée militairement…On apprend de source italienne, la nouvelle de la mort de Jaurès…Les jeunes gens se hâtent de rentrer le blé…Un d’eux dit en riant: Ils me laisseront bien finir d’entrer mes gerbes. »
En septembre, Mr Amayon, instituteur à Risoul (5)*, évoque les semailles qui sont en retard, les hommes sont peu nombreux. Ils ont du mal à travailler car chevaux et mulets ont été réquisitionnés. En novembre, il constate la diminution du nombre des élèves qui fréquentent l’école : 16 sur plus d’une trentaine. Les absents aident aux travaux des champs.
Dés le 4 août, les hommes ont rejoint le centre de rassemblement indiqué sur leur fiche de mobilisation. Pour beaucoup c’est Briançon. La majorité des hommes de Réotier a fait son service au 159e ou dans des régiments de chasseurs. C’est dans ces unités qu’ils sont affectés.
Une fois leur paquetage reçu, ils sont allés avenue de la gare. Ils ont poussé la porte de Fine le photographe pour se faire tirer le portrait. Ce sera un souvenir pour la famille, leur bonne amie ou leur épouse. Regardez-les, le ventre ceint de la taillole, la jambe cambrée, (ils sont petits, beaucoup mesurent moins d’ 1m60), la moustache lissée, le béret des chasseurs incliné juste ce qu’il faut. Ils ont belle allure, ils bombent le torse. Ils vont défendre la France attaquée par les allemands et ça ne va pas traîner, ils vont les mettre dehors.
Malgré leur air fringant, ils sont fragiles. Beaucoup n’ont jamais quitté leur canton. Leurs voyages se limitent aux foires de Guillestre, et plus rarement à celles d’Embrun. Ils parlent patois entre eux. Vont-ils comprendre les ordres ? Comment vont-ils affronter l’inconnu, et les dangers de la guerre ? La rumeur dit que ce sera l’affaire de quelques semaines ! Mais si ça devait durer ? Que deviendront les femmes ?
Quand on connait la suite, on sait qu’avant la fin de l’année, six d’entre eux seront morts. Jean-Baptiste Castan est le premier de la liste : c’est un enfant de l’assistance, il est tué le 25 août à St Benoit, dans les Vosges. Augustin Argence est le suivant, tué à l’ennemi le 11/10/1914 à st Benoit (Vosges).. Les 22 et 23 octobre, ce sont Paul Muraille le 22/10/1914, porté disparu, et François Collomb, le 23/10, tous les deux du 159e qui tombent à St Laurent de Blangy ; l’un de la Grangette, l’autre des Moulinets. Suivront le 10 novembre Emile Brun, et le 16 novembre Germain Elzeard de la Combe. En tout vingt morts pour la France dans notre commune.
Plus de quatre ans de guerre
Les lettres de Louis Muraille
De cette guerre, nous savons beaucoup par les livres, les films, la télévision. Autre source de renseignements très riche : le courrier des poilus. Louis Muraille est l’un d’eux, pendant les années qu’il a passées au front, il a écrit presque tous les jours, quelques fois deux fois le même jour. Louise, son épouse a conservé précieusement les quelques deux cents lettres de Louis dans une boite en bois. La famille a pris soin de cet héritage, préservant ainsi un précieux témoignage des années de guerre. Cathy et Jean-Pierre Vincent, enfants, étaient intrigués par cette boite mystérieuse. A leurs questions la mémé répondait invariablement, il ne faut pas y toucher. Maintenant, ils en sont les dépositaires.
Comme tous les poilus, Louis grâce aux lettres qu’il écrit et à celles qu’il reçoit garde le contact avec ceux qui sont restés à la maison : son épouse, sa mère, son fils Augustin né en décembre 1913 et son dernier frère Marius qui mourra de maladie en 1915. Mais il y a aussi des échanges de courriers entre les frères et les belles-sœurs. S’il raconte les conditions difficiles de sa vie au front, il évite de parler de l’horreur qu’est cette guerre. Il demande des nouvelles de la santé de chacun mais aussi de l’avancement du travail à la maison. Il espère pour lui ou pour ses frères une permission pour aller aider au moment des foins. 24/06/1916 : » Louis à l’un de ses frères : » …Tu as la satisfaction d’aller passer une quinzaine en permission tant que possible au moment des foins…travaux indispensables à la maison, sinon comment qu’ils vont faire, quelle misère…faut pas que j’y pense, c’est trop ».
En 1914, Louis a 33 ans. Il y a un siècle, à trente ans on était déjà usé. Pourtant lui, comme beaucoup d’autres soldats ont enduré pendant plusieurs années des souffrances à peine imaginables. En janvier 1917, il se plaint du froid glacial : le 25/01/17 « On grelotte nuit et jour…cette guerre finira-t-elle ? C’est trop de misère pour nous ». Il se plaint des longues marches dans la boue, la nuit pour aller creuser des boyaux : le 03/06/16. « Nous travaillons toutes les nuits à faire des boyaux…on ne peut se débarbouiller qu’une fois qu’on sortira…me crois à la combe de Foran » . Le 01/04/1915 « Mais cette vie de marmotte, nuit et jour dans des trous, elle est tout de même pénible ». Dans ces moments, on peut imaginer que pour fuir le bruit assourdissant « des marmites qui tombent » il rêve de Truchet ou de Foran, de son troupeau de moutons broutant l’herbe grasse autour de lui. Ce qui le soutient dans cette épreuve c’est l’attachement à sa famille : le 08/02/17 « Vous êtes mon seul courage dans mes peines et mes misères ».
Grâce aux échanges de courriers, en octobre 1914, Il apprend la disparition de son frère Paul. Dans un premier temps on le croit prisonnier, puis il est déclaré mort. Ensuite il apprendra la grave blessure de Fernand en mars 1916 à Verdun, qui nécessitera une amputation de la jambe gauche. Emile, a été blessé au genou droit en septembre 1914.
Les victimes
Ceux qui sont morts. Les 20 morts dont les noms sont inscrits sur le monument avaient entre 19 et 39 ans. En se référant aux renseignements donnés par les fiches des registres matricules, on constate que six d’entre eux seulement sont domiciliés à Réotier. Les autres avaient déjà quitté la maison. Leur profession est indiquée sur les fiches : quatre cultivateurs dans les Bouches-du-Rhône, deux navigateurs, trois bouchers dans les Hautes-Alpes, un dans le Var, un dans les Bouches du Rhône, un garçon de restaurant dans le Var et un domestique dans l’Isère.
Acte de décès de Thomas Assaud oncle de Marthe Escoffier des Garniers, et frère de Jean Baptiste, mort en octobre 1914 à Feuchy.
Les blessés. La liste qui suit, n’est qu’une tentative de recenser parmi les hommes mobilisés, ceux qui ont été blessés sur le champ de bataille. Elle est sans doute incomplète.
Amable Brun des Casses (beau-père de Jeanne). Blessé en août 14, puis en juillet 15. Parti à l’armée d’Orient en novembre 1916. Pension accordée pour gêne fonctionnelle au bras droit.
Noël Escoffier des Minsolles (Père de Louis). Blessé au pouce, Louis se souvient que son père avait du mal à accomplir certains gestes, par exemple attacher un sac de pommes de terre.
Jean-Baptiste Guieu des Minsolles (beau-père de Jeanine). Blessé à une jambe, le 06 octobre 1915 à Souain dans la Marne, en 1916 il partira à l’Armée d’Orient.
Ferdinand Pons du Goutail, (grand-père de Bernard et de Bruno) né en 1898, parti aux armées en janvier 1918, blessé en octobre 18 d’une balle dans le bras, invalidité de 20% accordée pour limitation du mouvement du bras.
Henri Brun des Minsolles (père de Juliette, Jeanne, Emile, Roger) blessé plusieurs fois. Le 25 août 1914 à St Benoit la Chipotte dans les Vosges, 11 mai 1915 à Souchez dans le Pas de Calais, puis, le 04 septembre 1916, le 25 août 1917. Invalidité inférieure à 10%. Médaille militaire.
Emile se souvient de son père : toute sa vie il a eu mal au dos, il marchait avec une canne. Il ne parlait presque jamais de la guerre. Il avait fait le Chemin des Dames, Verdun. Une fois il a vu la Marne rouge de sang. Autre souvenir, lors d’une permission mon père est allé couper un peu de bois, les parents n’en avaient plus pour se chauffer. Le frère de mon père a été tué en novembre 1914 à Mesnil-sur-Belvitte dans les Vosges. A la fin de la guerre l’Etat a autorisé les parents des soldats morts pour la France à se rendre sur la tombe de leurs fils, et leur a accordé un dédommagement pour les frais du voyage. Mon père y est allé avec Mme Argence et son fils Emile.
Henri Carre des Sagnes (père de Georges et de Josette.) Blessé en mai 1915. Fracture de l’humérus droit. Invalidité 50%. Séquelles de fracture de l’humérus droit, perte totale du biceps, paralysie du médian droit, préhension quasi nulle. Un témoin se souvient l’avoir vu rouler ses cigarettes avec un appareil de sa fabrication et se souvient aussi être allé au genépi dans Chambelève, et avoir eu des difficultés à le suivre, tellement il était alerte.
En rentrant, ces hommes se sont mariés, ont eu des enfants, se sont remis au travail. Les handicaps et les douleurs dus aux blessures les ont accompagnés tout au long de leur vie. Certains gestes sont devenus plus difficiles, la fatigue plus fréquente, mais ils n’avaient pas le choix, il fallait continuer. La petite pension attribuée à partir d’un certain taux d’invalidité était une maigre consolation. Est-ce que les médailles et les citations leur ont été d’un quelconque réconfort ? Elles étaient une marque bien modeste de reconnaissance de la Patrie (6)*
La lecture des stèles au cimetière permet de vérifier les dates de décès de ces hommes qui ont passé 4 à 5 ans dans les tranchées. Tous ou presque sont morts octogénaires. Quelle résistance !
Ceux qui sont restés à la maison.
Les femmes avec l’aide des enfants et des vieux ont assumé le travail : entretien et garde des bêtes, labours, semailles, récoltes. Dès le début de la guerre chevaux et mulets ont été réquisitionnés compliquant encore leur tâche. Passée la première année, il a fallu se rendre à l’évidence, la guerre allait durer. Pour nourrir l’ensemble de la population, des réquisitions de récoltes ont eu lieu. Se fondant sur des déclarations faites à la demande des ministères de l’Agriculture et de la Guerre, les paysans sont contraints de fournir des céréales, des pommes-de terre, du vin, du bois (7)*. L’hiver 1916/17, particulièrement froid en France, a perturbé les récoltes. Dans l’hebdomadaire " La Durance ", en mars 1917, le préfet annonce que pour contribuer à l’effort de guerre, il met les jardins de la préfecture à la disposition de ceux qui voudraient y planter des pommes de terre. A Réotier les habitants vivaient pratiquement en autarcie. Ils n’ont sans doute pas souffert de la faim.
Des permissions pour les agriculteurs ont été accordées avec plus de facilité pour leur permettre de venir en aide à leur famille pendant les périodes de gros travaux pour ne pas compromettre les récoltes. A Réotier, le 28/05/1916 le conseil municipal demande un sursis de 3 mois en faveur d’Amable Brun pour la garde des troupeaux. Cette demande sera renouvelée en 1917. Il est peu probable que ces sollicitations aient abouti.
Les conséquences de la guerre
Ceux qui sont revenus
Libérés des obligations militaires au printemps ou à l’été 1919, ils sont rentrés. Il faut noter que certains, nés en 1890, ont été absents pendant 6 à 8 ans. Amable Brun des Casses a fait son service militaire d’octobre 1911 à novembre 1913, mobilisé en août 1914, il ne sera mis « en congé illimité de démobilisation » qu’en août 1919. Sont à peu près dans le même cas Henri Carre des Sagnes, et Auguste Rostan. (Père de Paul)
Une fois rentrés, la vie reprend, le travail, la famille, la routine. Mais pas tout à fait comme avant. Ce qu’ils ont vécu pendant ces années passées sur le front, ils ne l’oublieront jamais. Jeanine Guieu se souvient de son beau-père, Baptiste, à qui la seule évocation de la guerre faisait venir les larmes aux yeux.
Avant 1914, nos gens de Réotier, sont des paysans. Leur vie se déroule au grand air, dans un environnement certes difficile mais beau, dans un paysage qui change au rythme des saisons. A force de travail et d’efforts ils ont façonné et entretenu le paysage. Les prairies bien fauchées, les champs débarrassés des pierres, les fruitiers taillés, les vignes labourées, les sillons tracés bien droits dans les labours. Les seuls sons qui troublent le silence, sont le bruit de l’eau qui coule des fontaines, le sifflement de la faux qui entame les blés, les meuglements, bêlements, aboiements des animaux, les " hue ", et les " dia ", criés par un homme qui laboure, les sonnailles des vaches, les cloches qui sonnent l’angélus, la messe, et les heures. Les odeurs qu’ils connaissent : l’odeur des foins fraîchement coupés, de l’herbe après la pluie, l’odeur forte du fumier si précieux pour enrichir la terre, l’odeur des caves après la vendange. Tout cela a constitué un univers de sensations familières et rassurantes. Dés leur départ pour le front, cet univers va se fracturer et pendant quatre ans, leur perception du monde sera bouleversée: Les obus qui sifflent et éclatent en creusant le sol, les marmites qui explosent, les coups de feu, les cris des camarades blessés attendant du secours, les chevaux éventrés, le sol qui tremble sous leurs pieds. Et la boue, le froid, le sang, les morts sur lesquels on marche, parce qu’on a reçu l’ordre d’attaquer, avec toujours cette peur qui tord le ventre car chaque fois on craint de ne pas revenir, l’odeur pestilentielle qui s’échappe des chevaux morts et des chairs qui pourrissent, les rats qui fouillent leur capote, quand, abêtis de fatigue, ils s’assoupissent quelques minutes. Et les paysages, saccagés, défoncés, dénudés, plus un seul arbre, ils ont été arrachés par le souffle des explosions. Dans Les villages traversés, les maisons détruites, les jardins à l’abandon avec parfois un chien maigre qui gratte les décombres pour y trouver sa pitance.
Est-ce que tout cela peut s’oublier ? Non ! Jusqu’à la fin de leur vie ces images les hanteront. Cette douleur ne se mesure pas, et elle ne se partage pas ou rarement. A quoi servirait de raconter ce qu’ils ont vécu aux femmes, aux enfants ? Les familles ont assez souffert, elles ont travaillé dur sans se plaindre, les femmes ont tremblé en pensant que les hommes pourraient ne pas revenir. Alors au retour, nos poilus ont repris la faux, la charrue et ont gardé le silence.
Leurs valeurs morales aussi ont volé en éclat. Petits paysans, l’école de la République leur a enseigné la morale. Ils sont catholiques, ils sont allés au catéchisme. Une fois devenus adultes ils ont fréquenté l’église et les sacrements avec plus ou moins d’assiduité. L’Ecole, la Religion, ainsi que l’éducation reçue de leurs parents leur ont donné un socle de valeurs sur lequel ils ont construit leur vie. En quelques mois tout cela a été balayé. Est-ce que le bien et le mal ont encore un sens après ce qu’ils ont vu ? Les jours et les nuits enterrés dans des tranchées, les attaques vouées à l’échec pour reprendre deux cents mètres de terrain, les gradés plus soucieux de leur avancement que du sort de leurs hommes, les morts, les blessés qui appellent leur mère, le manque de ravitaillement… Ce n’est pas pour ça qu’ils ont quitté leur clocher. Si certains sont restés confiants et pensent de leur devoir de défendre la France, d’autres se considèrent comme de la chair à canon.
23/08/1916, lettre de Louis : « Remercions Dieu de sa protection…Et surtout qu’il nous mène à la paix et la délivrance »
09/06/1915, Lettre d’Emile (8)*: » je ne sais dans quelle direction ils vont nous conduire puisque nous sommes obligés de faire les moutons. Voilà 3 ans qu’ils nous prennent pour leur bête de somme…On voit toujours les mêmes injustices, toujours les mêmes qui retournent à l’abattoir, toujours les mêmes qui sont à l’engrais… »
Pour ces dégâts de l’âme et de l’esprit, pas de médaille, pas de pension, il faudra que chacun s’en débrouille. Il arrive que la raison des hommes vacille. En mars 1916, un conscrit de Réotier est réformé pour « mélancolie avec délire hallucinatoire ».
Sur la population
Le recensement daté du 30/03/1911 indique 360 habitants, en précisant que 284 sont présents et 76 absents (9)*. Pendant l’hiver beaucoup de garçons et de filles partaient travailler à l’extérieur, laissant à la maison deux ou trois adultes pour soigner les bêtes, les enfants et les vieux. Beaucoup se plaçaient à Marseille comme commis ou commises chez les charcutiers ou bouchers. Fin mars les gros travaux à l’extérieur n’ayant pas commencé, les jeunes n’étaient pas encore revenus ce qui explique le chiffre des absents. Les recensements se faisaient tous les cinq ans. En raison de la guerre, celui de 1916 n’a pas eu lieu. Le suivant en 1921 donne le chiffre de 300 habitants.
On peut expliquer une baisse de population par un déficit de mariages et donc de naissances, dus aux hommes disparus à la guerre. Parmi les vingt morts, seuls six résidaient dans la commune. Ils étaient jeunes et rien ne dit qu’ils y auraient fait leur vie. Le déficit démographique dû à la guerre parait donc minime. La chute de population est plutôt à rechercher dans un exode rural général dans la France d’après guerre, exode qui avait commencé bien avant 1914. Les causes : la petite taille des exploitations, souvent morcelées par les partages, l’impossibilité de mécaniser les moyens de production, la difficulté de nourrir des familles trop nombreuses. Les jeunes hommes ou femmes qui partaient pendant l’hiver travaillaient dur, mais les conditions de vie en ville leur paraissaient attrayantes. Souvent ils faisaient le choix d’y rester. L’exode saisonnier devient un exode définitif, le phénomène ira en s’amplifiant après la guerre. La diminution du nombre d’enfants par famille a aussi contribué à la chute de la démographie.
Sur l’agriculture
Des statistiques agricoles pour 1919, donnent les chiffres des surfaces cultivées et des différentes productions. Prairies naturelles, céréales (du froment, du méteil, un peu de seigle et d’avoine) , légumineuses ( pois, fèves, lentilles, haricots secs,) pommes de terre, vigne ( 20 ha, dont une partie replantée après l’épidémie de phylloxera est encore jeune). La production de pommes et de poires est relativement importante : 55 quintaux, reinettes, bonnes-louises, royales, bons chrétiens, vertes longues. Les fruits se vendaient bien, assurant un revenu complémentaire appréciable. Cette production perdurera jusqu’aux années 40, puis seuls quelques arbres subsisteront pour la consommation familiale. Pour les noix, les chiffres sont variables de 20 à 40 quintaux selon les années. La plus grosse partie des noix cassées à la veillée étaient pressées au moulin de st Thomas puis de Prareboul. On conservait l’huile dans des pierres à huile. Les plus beaux cerneaux étaient achetés par des pâtissiers et les tourteaux (Goumaout en patois) alimentaient le bétail. Cette huile rancissait facilement, ensuite elle servait à l’éclairage (10) *
Une culture ancienne a été progressivement abandonnée après 1920, c’est celle du chanvre. Chaque famille avait sa chènevière (11)*. Après la récolte plusieurs opérations permettaient d’obtenir les fibres centrales de la tige. Ces fibres selon leur qualité servaient à fabriquer des cordes, ou après tissage, des vêtements, chemises, draps. Avec les fibres plus grossières on faisait des bourras.
Pour faucher ou moissonner, les gens ont continué à utiliser la faux jusque que vers 1950, où ils ont fait l’achat quelques fois à plusieurs, des premières motofaucheuses, idéales pour travailler les parcelles petites et pentues.
Le lait était transformé au sein de chaque famille. Une petite fruitière collective fonctionnait aussi au Goutail. En beurre et tommes, consommées fraiches ou affinées. A partir des années 1932/33, une unité de collecte de lait est implantée à Mont-Dauphin gare, le lait est ensuite acheminé par train à l’usine Nestlé de Gap. Un système de ramassage s’organise. C’est René Vincent, unique possesseur d’un permis de conduire et d’une voiture, qui accomplira la tournée pendant de longues années. La vente du lait constituera un revenu assuré.
Cependant, ces petites transformations améliorant les conditions de travail n’arrêteront pas la chute démographique et la déprise progressive des terres cultivées. La taille des familles diminuant, les bras manquent, petit à petit les parcelles les moins accessibles, les plus petites, les plus pentues, donc les plus difficiles à exploiter seront abandonnées. Laissées incultes, rapidement les murs de pierres sèches qui soutiennent les terrasses s’effondrent, la végétation envahit l’espace. En peu de temps elles sont perdues. Elles serviront de pâture au bétail.
On a dit que cette guerre avait changé la condition féminine. Les femmes ont remplacé les hommes dans les emplois laissés vacants : usines d’armement, industrie, agriculture, enseignement. Elles se sont transformées en infirmières pour soigner les blessés sur le front. Chez nous, elles ont travaillé dur. Elles ont pris des décisions à la place des hommes, père, frère ou mari absents. Elles ont assumé l’éducation des enfants. Il ne semble pourtant pas que l’on puisse parler d’émancipation, dans des zones rurales ou plusieurs générations cohabitent, et où le partage des tâches est établi depuis toujours. Lorsque les hommes sont revenus ils ont repris la charrue, la faux, actionné la batteuse, pendant que les femmes reprenaient leur place à la cuisine, à la fontaine pour les lessives, à l’écurie pour la traite, à la basse-cour, et auprès des enfants.
Ainsi, à Réotier, on ne peut prétendre que c’est la fin du monde rural. C’est une accélération de l’évolution économique. C’est une prise de conscience de l’appartenance à une société dans laquelle les paysans restent encore les plus nombreux mais ont perdu le premier rôle. On continue, si on reste de vivre « comme avant » mais on sait qu’on vit autrement ailleurs…et peut être mieux ? On a côtoyé d’autres hommes bien différents dans les tranchées. Des ouvriers, des bourgeois, des intellectuels, des politiques…mais aussi d’autres européens, des africains, des asiatiques avant de voir des américains. La crise morale liée aux horreurs de la guerre se double d’un dérèglement des repères. Comme ailleurs on veut que cette guerre soit « la der des der » mais on fait preuve de conservatisme et d’irréalisme politique sans voir venir la deuxième guerre.
C’est cette dernière qui sera la plus déterminante. Dans la génération qui suit, la population atteint son minimum et la paysannerie s’éteint. Le pastoralisme actuel de la commune qui façonne encore notre paysage n’est pas une survivance du passé mais une autre activité économique permise par le progrès technique.
Iconographie et photos mis à disposition par Régine Eymar.
La famille Vincent a mis à disposition les courriers de Louis Muraille et des photos de famille. Marthe Escoffier, Jeanine Guieu, Josette Izoard, Monique Blanc (née Argence), Mado Eymard, née Domény des Garniers, ont également participé.
(1)*Yvonne Domény, ma mère, âgée de 5 ans.
(2)* noms des familles qui habitaient au Fournet en 1914.
(3)*Marie Madeleine Chaillol épouse de Joseph Augustin Domény meurt en septembre 1914
(4)*(5)*instituteurs: cote des archives :ADHA 10 R 348
(5)(8)* Emile, un des frères de Louis.
(6) reconnaissance de la Patrie
(7)* le bois de noyer était très recherché pour fabriquer des crosses de fusils.
(9)*Au Fournet il y a 5 familles et 39 habitants.
(10)* Avec des lume, petite lampe en forme de coupelle; Un crochet permet de la suspendre.
(11)* On retrouve dans le cadastre les noms liés à cette culture: le champ du chanvre, la chènevière par exemple. (9)*Le nom de Canebière, célèbre artère marseillaise , vient aussi de chanvre.
Régine EYMAR